« La fraternité, utopie ou urgence » ?


Au début de cette année, le document sur « la Fraternité humaine » a été signé par le pape François et le grand Imam d’Al Ahzar, Al Tayeb. Cet événement a conduit le groupe « Musulmans et chrétiens en chemin » à organiser une journée pour approfondir le sens de la fraternité dans nos traditions respectives. Environ 70 personnes se sont retrouvées pour la journée du 3 novembre 2019 au Centre culturel des musulmans de Lausanne.

« La fraternité, utopie ou urgence » ? Telle est la question que cette rencontre a posé.  

Après les exposés d’Adnane Mokrani sur les enjeux du document sur la « Fraternité humaine » et de Giovanna Porrino sur la fraternité dans la Bible, quelques expériences vécues ont encouragé les participants à passer de l’utopie à l’urgence.

« Si on parle d’une urgence climatique, il y a aussi et surtout une urgence de la fraternité. Dieu a créé le sel et la terre pour tous. Mais les humains dressent des murs en trahissant ce don. Que cette journée soit donc un baume pour soigner tant de blessures à la fraternité. Qu’elle nous donne un élan pour la vivre ! » ai-je dit en ouverture, comme membre du groupe de préparation.

Le document sur la fraternité humaine : une nouveauté absolue.

Pour Adnane Mokrani, professeur d’islamologie à l’Université grégorienne de Rome, le document sur la fraternité humaine constitue « un nouvel horizon pour le dialogue islamo-chrétien ». 800 ans après la rencontre entre François et le sultan Al Kamil, cette déclaration veut donner un message de paix. 

Il souligne que pour la première fois nous avons un document signé par un pape et une autorité religieuse musulmane majeure. Ce document, une « nouveauté absolue », est le fruit de l'amitié et de longs échanges et discussions. Le document a un horizon universel, mais son point de départ est islamo-chrétien.

D’après ce document, l'Islam et le christianisme ne sont pas deux religions opposées ou rivales, mais elles ont une base théologique et éthique solide qui permet le dialogue, la solidarité et une mission commune au service de l'humanité.

On trouve son principe fondamental dans la première phrase de l’avant-propos : « La foi amène le croyant à voir dans l'autre un frère à soutenir et à aimer ». Cela implique que le manque d'amour et de solidarité blesse la foi.

Ainsi, pour A. Mokrany, « Le musulman qui déteste le chrétien est moins musulman, tout comme le chrétien qui déteste le musulman est moins chrétien ».

On ne peut pas croire en Dieu sans croire en la dignité de l’homme. Le dialogue est possible entre chrétiens et musulmans, ainsi qu’une mission interreligieuse commune. 

A qui s’adresse le document ? Pas seulement aux religieux, mais à tous! Il affirme que la religion représente une conscience critique qui doit aider les personnes à ouvrir les yeux.

Il condamne de manière catégorique la légitimation religieuse de la violence. Celle-ci est une déviation des enseignements religieux. La religion doit éduquer à la paix. 

Un autre point fondamental est que la liberté et la diversité sont considérées comme un don divin. « Quand musulmans et chrétiens défendent ensemble la liberté de conscience, cela donne une grande crédibilité », ajoute A. Mokrany.  

Il pense aussi que lorsque le Coran dit que les croyants sont des frères,  celui-ci ne parle pas seulement des musulmans, mais inclut tous les croyants. « Nous avons besoin d’une nouvelle théologie des religions. Comment un musulman peut-il comprendre le christianisme de manière ouverte (et réciproquement). Tel est le défi. On a le devoir de développer une théologie qui est l’expression de notre réalité », conclut-il.

De l’échec à la fraternité réconciliée

Giovanna Porrrino, professeur de théologie biblique à l’université Sophia du mouvement des Focolari, à Loppiano de Florence, conduit l’assemblée aux « sources bibliques de la fraternité ». Elle remarque tout d’abord que cette notion abstraite n’y existe pas, mais des frères et des sœurs avec leurs histoires réussies ou ratées.

Une histoire qui peut aller jusqu’à l’assassinat du frère, comme pour le cas de Caïn et Abel. Il est difficile d’être frère lorsque la ruse, l’envie et la rapacité remplacent l’amour fraternel, comme chez Jacob et Esaü. Mais Jacob est transformé par Dieu et peut alors rencontrer son frère. 

Le livre de la Genèse qui s’est ouvert par l’échec de la fraternité, se termine par la fraternité réconciliée de Joseph avec ses frères. 

Mais il y a aussi des récits de fraternité réussie comme entre Moise, Myriam et Aaron.

La Torah élargit la notion de frère à toute la communauté, elle ne se limite pas au sang (Deutéronome 15). « C’est une éthique de libération du frère. On a alors à se comporter comme Dieu qui libère », note G. Porrino.

 L’idéal biblique est qu’il est bon et beau d’être unis, frères et sœurs, comme le chante le Psaume 133.

Pour Jésus on devient frères et soeurs en faisant la volonté de Dieu qui est une volonté de paix. Pour lui, le fondement de la fraternité est Dieu, Père de tant d’enfants.  

Jésus insiste sur la réconciliation. Avant de prier, il faut se réconcilier avec le frère avec qui on est en conflit. Il élargit la fraternité aux plus petits. Elle est universelle mais passe par le plus petit, en qui on le rencontre, comme le dépeint la fresque du jugement dernier (Matthieu 25)

Dans les évangiles, c’est seulement après la résurrection que Jésus appelle ses disciples « mes frères et soeurs ».  « A partir de ce moment la fraternité est aussi présence du Ressuscité dans l’histoire. Elle est un don de Jésus aux disciples et à nous tous », conclut la conférencière.

La fraternité doit se construire

La première expérience est donnée par Vahid  Khoshideh, directeur – d’origine iranienne - du Centre Ahl-el-Bayt, à Genève.  Il témoigne de l’importance du dialogue : « Il a été le tournant de ma vie. J’ai alors appris à ne plus dire « je crois » mais « je pense. Cela permet de mieux comprendre l’autre et ne ferme pas la porte au dialogue ».

Sa conviction est qu’en Adam, nous sommes tous frères et sœurs. Cela fait partie de nous, même si certains le nient. Les êtres humains ont besoin d’être les uns avec les autres. S’ils s’isolent, ils deviennent comme de l’eau stagnante. La fraternité vécue dans le dialogue entre personnes différentes est beaucoup plus solide, car on doit la construire.

« Vivre l’autre »

Giorgio Antonazzi est italien et en 1981, dans le cadre de son engagement dans le Mouvement des Focolari, on lui a demandé d’aller en Algérie. Il y a vécu pendant 21 ans. A son arrivée ils s’est trouvé devant à un monde tout à fait nouveau et inconnu.

Quelques années auparavant il avait été frappé par le témoignage de Chiara Lubich, la fondatrice de ce mouvement. A sa suite il avait décidé de vivre aussi pour construire un monde uni où le rapport entre les personnes devient fraternel, sur la base de la prière de Jésus : « Père, que tous soient un » (Jean 17,21).

Au début il voyait beaucoup de négatif autour de lui, mais ce qui l’a beaucoup aidé a été de construire des relations avec les personnes, en se mettant à leur place, en « vivant l’autre », comme aimait à le dire C. Lubich.

Il a alors vécu une vraie transformation dans sa mentalité : c’était comme mettre leurs yeux à la place des siens et pouvoir ainsi découvrir des personnes qui, auparavant, lui étaient étrangères.

Un jour, au contact avec la communauté du Focolare, des amis musulmans lui ont dit : « Ce que vous vivez, nous concerne aussi. Ils ont alors désiré mieux comprendre ce qui nous motivait au point de mettre nos vies à la disposition de Dieu et de témoigner de son Amour même loin de nos patries ».

Les membres de la communauté ont donc partagé leur idéal de vie. Surtout, ils l’ont vécu ensemble au cours de plusieurs rencontres, en particulier une semaine de vie commune chaque été, en ayant comme base l’Amour de Dieu et du prochain. « Nous avons expérimenté alors la présence unificatrice de Dieu qui nous a tous fait devenir une même famille », dit G. Antonazzi.

Plus tard, de nombreux musulmans sont devenus les animateurs principaux de tout ce qui se fait sous le nom du Focolare en Algérie, car ils se sentaient pleinement membres de cette famille.

« Que nous soyons chrétiens ou musulmans, marchant ensemble, essayant de faire la volonté de Dieu, nous vivons les mêmes expériences. Nous expérimentons que la fraternité nous compose en une même famille et en même temps elle nous permet de sauvegarder nos propres spécificités et différences qui souvent deviennent un grand enrichissement réciproque », conclut-il.

Le cadeau de la fraternité

Catherine Riedlinger, membre de la communauté des Focolari de Genève, a été invitée à rejoindre un petit groupe de réformés, anglicans, catholiques de sa région désireux de s’engager pour les réfugiés habitant un centre d’accueil sur son territoire (des familles, env 280 personnes).

Ils ont décidé de former une association, Les Ponts, dont le but est de favoriser la création de liens entre la population locale et les réfugiés de ce foyer grâce à des ateliers . Des Mairies, des personnes privées, des paroisses ont désiré nous soutenir

Après 2 ans et demi d’activités, elle a proposé d’organiser une Fête des peuples, dans un parc où réfugiés et habitants des villages découvrent les richesses de leurs diversités dans un esprit festif.

Plus de 400 personnes ont participé à cette fête. « Ce fut un grand moment de fraternité vécu dans une atmosphère de joie, d’accueil, de découvertes. Dans le silence de la nuit, chacun est reparti avec une grande gratitude dans le cœur pour l’extraordinaire cadeau que fut cette fête », dit-elle.

Un vendredi saint différent !

Mahjabin est une afghane, âgée de 20 ans et depuis quatre ans en Suisse avec sa famille. Au début c’était très difficile : vivre dans le foyer, apprendre le français, elle n’arrivait pas à avoir un contact avec les suisses, dont la culture est si différente.

Elle a alors rencontré Hedy Lipburger à la fête des peuples et avait envie de l’inviter au foyer où elle habitait pour lui faire connaître sa famille. Elle la comprend et souvent quand elle est triste elle parle avec elle de tout.

 

« Au Focolare où vit Hedy, dit-elle, j’ai rencontré beaucoup d’amies. Cela me donne envie de vivre. Peu importe d’où nous venons ou quelle est notre religion, nous devons apprendre à nous aimer les uns les autres, car le temps passe vite ».

Un jour Mahjabin partage à Hedy une situation très difficile qu’elle vit en famille. Elle lui parle aussi d’un de ses camarades afghans qui s’est suicidé. Elle est très triste et lui dit : « Je ne peux plus prier ». Cela touche Hedy qui lui propose d’aller avec elle à la mosquée. Or c’est le Vendredi Saint, un jour important dans sa religion chrétienne. Ils se donnent rendez-vous et voilà Mahjabin, sa mère et ses trois frères sont là.

« En allant, ensuite, à l’église catholique pour notre cérémonie du Vendredi Saint, dit Hedy, je me sentais enrichie et j’ai vécu cette célébration d’une toute autre manière, plus profondément ! »

Guérir des blessures de méfiance et de haine

La famille de Charbel Fakhri vient du Liban et appartient à la communauté maronite, une Église chrétienne. Sa région est connue pour ses conflits entre religions. Il a lui-même vécu la guerre dite « de religions ». Les chrétiens étaient considérés comme les ennemis des musulmans et réciproquement.

Quand il était enfant, il a souvent entendu dans sa communauté que les musulmans auraient provoqué la guerre pour exterminer les chrétiens. Des propos agressifs du même genre sur les chrétiens s’entendaient du côté musulman. Il lui a fallu de nombreuses années pour être convaincu, à travers des découvertes et des processus de maturation intellectuelle, que cette guerre « de religions » n’avait rien à voir avec la religion.

Il a fait sa première découverte quand il était encore enfant, en découvrant des enfants musulmans pas si différents de lui.

Sa deuxième expérience, il l’a vécue au Venezuela, où il a dû fuir avec toute la famille à cause de la guerre, où ses parents se sont liés d’amitié avec des musulmans libanais.

La troisième expérience, la plus forte, il l’a faite dans son troisième pays, la Suisse, au contact du Mouvement des Focolari et du groupe « musulmans et chrétiens en chemin ».

Voici ce qu’il écrit en conclusion :

« Grâce à une atmosphère particulière au cours de ces rencontres, j’ai eu la chance de découvrir les musulmans dans leur dimension spirituelle. Quelle merveilleuse découverte ! Dieu a voulu que je me réconcilie avec mon passé, que je guérisse mes blessures de méfiance et de haine, que je reconnaisse mon frère dans les musulmans, agrandissant ainsi ma famille ».

Quelques perles

Après le couscous, six groupes de partage ont été formés durant l’après midi, où chacun pouvait s’exprimer. Voici quelques perles :

« Je sens une grande responsabilité en moi pour contribuer à cette fraternité universelle. Je réalise que ceci commence déjà dans ma famille… J’ai une grande joie en moi de pouvoir commencer une vie nouvelle, plus concentrée sur cette fraternité ». (Une musulmane)

 « Ce qui suscite la fraternité est d’aller à la rencontre des autres. Les expériences d’aujourd’hui nous l’ont montré. C’est ainsi qu’on sort des clichés et des idées qui peuvent fausser nos relations » (Sole, protestante)

« La fraternité, c’est être tous sur le même chemin et servir Dieu » (Feyrat, musulmane)

« La fraternité n’est pas une utopie mais une urgence, c’est une évidence, et je me sens appelée à m’engager encore plus pour la construire au quotidien parce que je sais que c’est possible » (Aurore, catholique).

« Dieu a des chemins étonnants et que nous ne pouvons pas imaginer pour nous relier. Je suis bouleversé de constater comment il unit nos pas ! » (Tehseen, musulmane)

« Pour moi cette journée a été unique, j’ai pu toucher du doigt la fraternité réalisée et ceci dès le premier moment – même déjà en saluant les personnes en arrivant ! » (Luzia, catholique)

« Si quelqu’un ne croirait pas en Dieu, ici il/elle l’aurait rencontré. C’est lui qui nous libère du doute de ne pas pouvoir réaliser la fraternité. Ici il nous l’a clairement indiquée et manifestée. » … « Regardez les visages, regardez les yeux de chacun/e ! »

« En Syrie – avant la guerre – nous voulions vivre cette fraternité et cela semblait possible. Mais après tant de souffrances, j’étais sûr que ceci ne le serait jamais. Ce matin j’ai senti que la diversité des peuples et des religions est un immense don. Ici je vis la fraternité et en peu de minutes parmi vous mon cœur s’est transformé et rempli d’amour et de paix ». (Un musulman syrien)

«  Je suis si paisible car j’ai compris que je dois d’abord accueillir l’appel de Dieu. C’est Dieu qui a créé la fraternité – il suffit de  le suivre en écoutant la voix intérieure pour la réaliser ». (Une chrétienne).

« Aujourd’hui je vis une nouvelle étape de ma vie, car j’ai compris que tout être humain a besoin de dialogue, en nous écoutant les uns les autres et en vivant la règle d’or » (un musulman).

« Aujourd’hui j’ai compris que la finalité de ma vie doit être la fraternité. Il faut oser la tisser. Je suis prêt à la construire avec Dieu et avec vous tous ». (Un chrétien)  

****

Oui, cette rencontre a été une belle expérience de fraternité. Celle-ci est un don à demander dans la prière. Je lui suis reconnaissant de nous avoir donné cette journée pour laquelle beaucoup de personnes avaient d’ailleurs prié.

Toutefois la fraternité n’est pas seulement un don mais aussi une responsabilité. Dans une société de plus en plus virtuelle, de telles rencontres sont essentielles.

Tous, nous sommes frères et sœurs, enfants d’un même Créateur. On a besoin les uns les autres pour accomplir le plan de Dieu. Le fait qu’il y a ait eu beaucoup de jeunes durant cette journée est réjouissant pour la suite.

Par Martin Hoegger

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire